dimanche 3 février 2013

CHOISIR


Depuis quelques jours je me retrouve devant une somme d’images. 


Je viens de recevoir une somme de quelques 350 épreuves couleur en 5x7po. J’ai toujours hâte de voir mes épreuves, comme si les images allaient enfin exister. Jusque là elles n’étaient que de la lumière colorée sur mon écran.

En fait, je travaille avec deux groupes d’images.  D’abord je travaille avec des tirages en noir et blanc réalisés sur papier baryté. Des prises de vues réalisées entre 1996 et 2006. Je les nomme Incertitudes. Un sentiment qui me vient du principe d’incertitude en physique. C’est important pour moi d’avoir un titre, dès le départ. Le titre donne une direction, un sens à ma quête. Cette série de photographies en noir et blanc est étalée sur les tables.

Je suis impitoyable dans le premier jet, rejetant tout ce qui ne constitue pas une présence forte et nouvelle. Je conserve l’essentiel, une trentaine de tirages.

Puis une seconde série d’images, en couleur celles-ci. Elles me proviennent de la série Le Capteur, entre 2010 et 2012, là où l’exposition du même nom présentée à Chicoutimi et à Longueuil l’automne dernier s’arrêtait. Des images de voyages au Québec, un aller-retour entre ville et campagne. 
  


Je traite d’abord de la série en noir et blanc. Dans mon atelier, pour la première fois, j’étale les images. Des tables pleines d’images. Je me retrouve seul dans cet espace, seul avec mes images. Les tirages s’alignent sur les tables en lignes droites. Six séries distinctes. Je retire, je rajoute, je déplace. Une série se détache du lot, des images carrées et différentes des autres. Puis une autre série se distingue, des images réalisées au cimetière monumental de Rouen en France. Le projet porte deux titres : Le Tombeau de Flaubert  (Gustave Flaubert y est vraiment enterré)  et  Perpétuité. Sur cette série de photos je planche davantage cherchant à éviter les évidences, la facilité. Mais il est curieux de me rendre compte que je travaille sur des photos de cimetières alors que ce sujet fut le tout premier que j’aie traité, à mes tout débuts. Mes projets ont souvent des images de cimetières.



Les quatre autres séries s’organisent plutôt organiquement, de façon intuitive. Les
images verticales dominent souvent. Je regarde ces photographies et elles me semblent loin de moi, d’un autre temps. Des réalités européennes surtout. Univers sombres, noir même. Surtout réalisées en Europe, elles présentent une vision obscure et fermée. Des scènes de rues captées au Portugal, en Espagne, en France. Des barrières, des murs, des traces de guerre, des ombres. Comment montrer ces images? Comment comprendre ce qui les lie ? Faire un livre ?



Alors que ce premier groupe d’images en N&B se travaille dans le silence et la solitude de l'atelier, le second groupe se travaille au cœur de la maison de campagne, au vue de tous, dans le va et viens de la vie quotidienne.

J’ai commandé un lot de tirages couleur, des images que j’avais déjà travaillées à l’écran. J’ai besoin de les voir et de les manipuler physiquement. Je les place sur le grand mur avec des aimants. Les tirages, plus petits, se regroupent en lignes. Instinctivement les images se rapprochent ou se repoussent. Le plus difficile se sont les photos d’hiver qui ont tendance à se tenir ensemble à cause de leurs accointances tonales. Au sous-sol, sur la table de mon bureau, se regroupent les images de la Russie et de la Grèce.

Je me réjouis de tant d’images à organiser, avec lesquelles écrire de nouveaux récits, avec lesquelles j’envisage un nouveau parcours visuel. Elles ont pour effet de combler un vide qui se créait en moi, l’absence d’une nouvelle direction. Ainsi, les prochaines semaines seront occupées à donner un ordre à ces récits de mon passé récent.

...

Dans un premier temps je m’emploie à éliminer toute forme d’exotisme – toute forme d’anectote de ces séries d’images qui s’agglutinent au mur, qui se construisent sur les tables. Associations sémantiques, tonales, chromatiques, formelles, je forme de courts récits de façon assez intuitive. Je cherche à maintenir cette voix qui est la mienne et que je tente de contrôler.  Elle m’échappe, je la retrouve, je la cherche, tout le temps, jamais rassuré, toujours dans l’incertitude.

Ce processus de sélection, cette écriture automatique avec les images où les sens se bousculent, s’entrechoquent, comble ma recherche de sens. Les récits mijotent sur le feu de mes désirs. C’est ainsi que j’ai procédé pour les travaux passés : Signes de jour, Conversations avec l’invisible, Carnet d’absences et maintenant… Le Capteur. Or, il n’y a pas de recette simple ou de méthode facile pour arriver à un ensemble signifiant. C’est un procédé à travers lequel il faut passer à chaque projet et probablement la partie le plus difficile de toute l’entreprise photographique: Choisir - perpétuellement choisir et remettre ses choix en doute. 

La seule façon d’être fidèle au Temps, écrit Balthazar, est d’intercaler les réalités, car en chaque point du Temps les possibilités sont infinies dans leur multiplicité. Vivre c’est choisir. Perpétuellement réserver son jugement, perpétuellement choisir.  
Lawrence Durell - Balthazar, p.396

Tout se passe comme si j’étais parti faire un film, un tournage complet, sans scénario, cueillir les images qui s’impriment en moi. Revenu, j’essaie de « monter » ces images afin de leur donner une signification, ensembles, les liant par sens, couleur et forme, formant des phrases capables d’éveiller de nouveaux sens, capables de réveiller les émotions enfouies dans les images.

Parfois c’est en ville, images urbaines, en noir et blanc. Mais surtout, ces images sont mon parcours dans les campagnes. Je suis parfois le rat des villes, souvent le rat des champs. Surtout, chaque image doit trouver sa place, son poids visuel dans la phrase, son équilibre dans le tout, sa nécessité. 


Ces images sont mon monologue intérieur, soliloque visuel. Elles sont tout ce que je suis et ce que je vois, je les regroupe comme des totems.  Assemblages intuitifs. Les idées s’entremêlent. Grâce à elles, je sonde mes territoires intimes, je rejoins mon voyage à domicile.

Aucun fil conducteur évident si ce n’est l’auteur lui-même et le sentiment de sa présence, ce « je » photographiant. Dans cette pratique, je cherche à rassembler ce qui se dérobe à moi constamment. Quête de moments, de lumières, de lieux incertains, captation de signes rétifs, je scrute le épaisseurs du réel.  

Je découvre les associations au fur et à mesure, des fois mêmes bien après avoir mis les images côte-à-côte. Je les laisse me révéler le sens de leurs unions. Or, c’est bien ce dialogue entre les images et l’espace entre les images qui m’anime. C’est un peu comme le silence entre les notes ou l’art de l’éllipse au cinéma. Comment fait-on pour sauter d’un lieu à un autre, d’une situation à l’autre et demeurer dans un même espace mental ou émotif ?

Avec les quelques 350 photographies devant moi, je fais des piles, je classe, je construis, déconstruis, poursuis. J’essaie de comprendre cet étrange processus de sélection et d’assemblage d’images. Comme l’écrivain qui s’assoie tous les jours à sa table pour écrire, je regarde ce mur de proche, de loin, je bouge les images tous les jours, recherchant l’équilibre idéal, le poids singulier, la place nécessaire de chaque photographie. 


John Gossage disait récemment que c’est le travail après coup – les images elles mêmes – qui lui dictent le sens de son projet. Au moment de la prise de vue, il n’a pas d’idée précise de ce qu’il entend dire avec ses images.  Peut-être bien, mais son travail, si intéressant soit-il, est essentiellement géographique, ancré dans les lieux qu’il explore. Or, pour moi les choses sont bien différentes dans « l’après-image ». Dans ce projet (si je peux appliquer le concept de projet ici) la notion de lieu est totalement éclatée. Je transgresse les notions de géographie et de temps pour créer un ensemble qui se présente comme un vrai journal, comme un voyage sans destination.

Je recherche dans chaque photographie ce sceau d’intimité, une authenticité. J’élimine couche après couche. Et malgré tout, les images doivent demeurer énigmatique, des questions posées, des interrogations plus que des réponses, tout au long du voyage.  Le tout doit se tenir comme un flux de conscience, un courant de pensée proche du monologue, une vision poétique.

Les japonnais disent que l’on crée en retranchant. J'y crois. Libre de logique claire, mes séquences se rétrécissent jour après jour, deviennent plus directes, réduites au minimum. Si j’ai appris une chose des monteurs de films et que je dois appliquer ici, c’est cette façon de voir l’arbre et la forêt en même temps, l’importance singulière de chaque image, de chaque plan, dans un grand tout, un film, qui prend son sens. Il faut être rigoureux dans la sélection, dépasser complètement l’expérience ou le souvenir de la prise de vue. J’essaie d’éliminer tout romantisme, tout exotisme et ne garder que des images qui soient énigmatiques. 


Chaque jour est un engagement avec les sujets dans le réel, les paysages. Chaque jour est un engagement avec les images devant moi. Je fabrique des instantanés qui témoignent de cette interaction perpétuelle avec le monde visible. Puis elles se retrouvent dans les séquences narratives que je fabrique Je tente de garder chaque photographie aussi ambigüe que possible. L’ensemble devient une sorte un labyrinthe. 

Si le narrateur est à peu près clair, il n’y a ni sujet évident, ni lieu précis, ni intrigue, tout au plus quelques personnages récurrents.

Je navigue dans mes incertitudes.